18.000 likes en une semaine. Kat Borlongan ne s’attendait pas à une telle réaction à la suite de son message posté sur LinkedIn où elle annonçait son départ de la direction de la French Tech qu’elle incarnait depuis trois ans. « Amazing », « incroyable », « exceptionnel »… tous louent le travail accompli dans des termes plus élogieux les uns que les autres. Elle dit recevoir un nombre incalculable de mails. « Tous ne savent pas ce que je faisais mais beaucoup applaudissent une immigrée qui a réussi. Aujourd’hui, je me sens bien par rapport à ça », confie Kat Borlongan.
Car accepter d’endosser ce rôle de femme immigrée qui réussit n’a pas toujours été aisé. En 2018, au moment de sa nomination, la diversité occupait une place différente dans la société. Les roles modeles étaient plus rares qu’aujourd’hui. Ou se montraient moins. Même les femmes (tout court) manquaient de modèles, ce qui n’est sans doute pas pour rien dans sa posture de l’époque. « Quand on m’a proposé le poste, je l’ai même refusé », souligne Kat Borlongan. Elle pensait qu’elle ne correspondait pas, trop différente du directeur précédent de la Mission French Tech, un homme de dix ans son aîné, « toujours en costume ». « Moi, j’étais une nana, avec un accent et sans l’aisance verbale d’un énarque. »
Nommée sans nationalité française à la tête d’une mission gouvernementale
Mounir Mahjoubi, alors secrétaire d’Etat au numérique, fait toutefois le choix de cette jeune femme alors âgée de 35 ans pour diriger la mission gouvernementale French Tech à un moment où elle ne dispose pas encore de la nationalité française (fait suffisamment rare pour sembler baroque aux yeux de certains fonctionnaires). Elle est pourtant installée dans l’Hexagone depuis une quinzaine d’années, depuis qu’elle a quitté à 19 ans les Philippines, son pays natal. « Mon père était un dissident politique accusé de sabotage économique et les menaces sur ma famille étaient trop devenues difficiles. Je n’avais plus le droit de sortir », se rappelle-t-elle. Une fois en France, elle apprend le français et intègre Sciences Po Bordeaux.
Quelques années plus tard, une fois en poste dans l’administration, l’impulsion de Mounir Mahjoubi ne suffit pas à faire tomber les a priori culturels. Son accent lui vaut des situations délicates au sein de Bercy. « Quand j’arrivais en réunion, à chaque première prise de parole, tout le monde se tournait vers moi avec un petit sourire... Ou parfois, certains préféraient répondre à mes mails en anglais. Ce n’était pas méchant, ils n’étaient simplement pas habitués. ». Autant de comportements qui affectent directement son ego et renforce son léger complexe concernant son français, « courant mais imparfait », souligne-t-elle régulièrement.
A l’épreuve des médias
Au-delà des fonctionnaires du ministère de l’Economie, c’est le regard de la presse qui est dur à affronter. Et surtout l’image que les journalistes renvoient d’elle. La première interview est à ce titre mal vécue par l’intéressée. On est alors en mai 2018 et elle vient d’être nommée. L’article est intitulé « Kat Borlongan : ’La spécificité du management féminin n’existe pas’ » . « Pour un premier article, j’étais mal à l’aise. Il me positionnait d’abord comme une femme alors que j’étais avant tout la patronne de la French Tech. »
Pendant sa première année, trois quarts des demandes d’interview sont centrés sur la diversité ou les femmes dans la tech. Elle les refuse systématiquement. « J’en ai pleuré, je me sentais humiliée. Je ne voulais pas être l’égérie de la diversité, confie-t-elle. J’étais persuadée que Mounir Mahjoubi m’avait nommée pour mes compétences opérationnelles mais je ne me rendais pas compte que cela pouvait être aussi un choix politique. »
La première année, elle ne fait aucune télé et encore moins de radio. « Je ne voulais pas qu’on entende mon accent, ni qu’on me voie. » Sans doute y a-t-il dans ces choix un peu de vanité intellectuelle, reconnaît celle qui voulait que la presse ne traite que ses compétences. Rien que ses compétences.
Peu à peu, elle finit par appréhender différemment ce rôle d’égérie. C’est quand des gens viennent lui parler de leurs propres combats que le déclic s’opère. Cela a pu être une startuppeuse qu’elle a vu pleurer quand un journaliste a précisé dans un portrait qu’elle venait de la Courneuve, des lauréats du programme Diversité de la French Tech qui ne savaient jamais s’ils devaient considérer la diversité qu’on leur renvoyait comme une insulte ou une opportunité, ou encore « un fondateur du Next40 (les 40 start-up françaises les plus importantes) qui refusait d’admettre publiquement qu’il était libanais de peur de perdre sa crédibilité… »
Diversidays 2020 : le coming out
Les mouvements de libération de la parole comme #Metoo ou Black lives matter, où le fait d’assumer la diversité devient plus commun, finissent de la convaincre. « Je me suis rendu compte que c’était hyper égoïste de ne pas vouloir incarner la diversité. Je voulais contrôler la manière dont j’étais vue alors que des centaines de femmes avaient besoin de me voir, de voir une femme issue de la diversité. Finalement, ce rôle, je l’ai accepté. »
Elle fait son « coming out diversité » aux Diversidays 2020. Cette association qui lutte pour l’égalité des chances en faveur de l’inclusion numérique, a alors déjà essayé par deux fois d’inviter Kat Borlongan à sa grande messe organisée chaque année pour célébrer les voix de la diversité. Sans succès. Mais cette année-là, la patronne de la French Tech est désormais convaincue que le narratif sur la diversité permet de changer des trajectoires.
Quelque temps après son discours , Justine Ba, patronne de la start-up RoomBâ, lui aurait confié : « Avant, je ne pensais pas qu’il était possible de s’afficher à la fois comme une CEO forte et issue de la diversité ».
Cette position de role modele, Kat Borlongan n’aurait sans doute pas pu l’endosser si elle n’avait pas été rapidement reconnue pour son travail. Au bout d’un an et demi à la tête de la French Tech, elle sait qu’elle tient ses premières réussites : la mise en place du Next40 (classement des start-up françaises les plus dynamiques), le French Tech Tremplin (programme en faveur de la diversité) ou encore le renforcement du French Tech visa (une procédure simplifiée pour les investisseurs, fondateurs et collaborateurs de start-up non-européens qui veulent s’installer en France).
Frédéric Mazzella, fondateur de Blablacar et co-président de France Digitale, ne tarit d’ailleurs pas d’éloges à son sujet. « Elle a apporté une super image de l’écosystème à l’international. » D’un point de vue humain, il décrit une personne simple, professionnelle, classe mais directe, avenante, toujours de bonne composition malgré les impératifs voire la pression du ministère. Il souligne d’ailleurs son habileté à savoir naviguer entre les sphères publique et privée, qui est la particularité de cette mission gouvernementale, le public au service du privé.
Le visage de tout un écosystème
Mounir Mahjoubi lui tresse aussi des louanges sans nuance. « Elle a été une cheffe qui a su porter un projet d’équipe tout en respectant la stratégie des différents ministres. Elle a porté les sujets de diversité le plus loin possible avec des résultats extraordinaires. Surtout, elle a accéléré l’écosystème avec l’apparition de plusieurs licornes, ces start-up valorisées plus d’un milliard d’euros. Chapeau bas. »
Et les chiffres sont là : elles étaient au nombre de trois à son arrivée. Elles sont 17 à son départ. « Parmi tous les dossiers du numérique, la French Tech est celui qui a le mieux fonctionner », ajoute celui qui est aujourd’hui député de Paris.
« Vous savez que c’est mon dernier mois ? »
Plus les mois passent, plus Kat Borlongan comprend qu’elle n’est plus seulement la patronne d’une petite administration mais le visage d’un écosystème en forte croissance. « Chaque fois qu’il y avait une nouvelle licorne, je recevais des mails de félicitations comme si c’était moi qui avais fait la levée de fonds », s’amuse-t-elle. Mais elle reste lucide face aux compliments, car elle sait que ces victoires sont collectives et même gouvernementales. « Si rien n’avait été fait depuis 2013, s’il n’y avait pas les politiques hyper volontaristes sur les start-up, la French Tech n’en serait pas là aujourd’hui. » Elle cite la création de Bpifrance en 2012 ou les 4,3 milliards d’euros débloqués pendant la crise du Covid comme des éléments qui ont fait la différences.
Kat Borlongan peut quitter la Mission avec la sensation du travail accompli. « Elle a atteint tous les objectifs qui lui ont été fixés lors de sa prise de fonction et nous nous séparons en très bons termes, insiste le cabinet de l’actuel secrétaire d’Etat au numérique Cédric O. Son contrat devait même se terminer en mai mais nous avons décidé ensemble qu’il était préférable de le prolonger pour finaliser plusieurs chantiers importants. »
Une question est alors inévitable : pourquoi s’être séparé de cette salariée au travail salué de tous ? « Son départ marque une transition vers un autre cycle de la French Tech. Désormais, nous souhaitons faire évoluer la Mission, en renforçant son rôle d’accompagnement, au plus près des territoires et des entreprises. » Est-ce que Kat Borlongan aurait pu diriger la troisième mission French Tech avec le même niveau d’énergie ? « C’est la vraie question », répond l’intéressée. A priori le successeur - non encore choisi d’après le cabinet - viendrait de l’administration.
Quant au futur de Kat Borlongan, elle jure ne pas savoir ce qui l’attend. Lors de notre interview, elle se disait déjà nostalgique. Peu de doute qu’elle rebondira dans l’écosystème. Entrepreneure ? Pourquoi pas, mais elle ne s’engagera pas que sur une super idée. Des responsabilités au niveau européen ou au sein de l’initiative « Scale-up Europe » ? La piste n’est pas écartée. Ce qui est sûr est qu’au-delà de l’été, elle ne devrait pas rester longtemps les bras croisés . Emmanuel Macron pourrait lui avoir déjà trouvé un poste, comme en témoigne cette vidéo tournée à l’Elysée où, en fin d’intervention, le président de la République se laisse aller à une réponse… micros ouverts.
French Tech Tremplin passe à la vitesse supérieure
Cédric O a annoncé l’accélération du programme French Tech Tremplin dans le but d’accueillir 500 entrepreneurs en phase « prépa » d’ici à la rentrée et au moins 300 en phase « incubation » en début d’année prochaine.
Pour rappel, c’était respectivement 145 et 200 entrepreneurs qui ont été accompagnés depuis le lancement du programme en 2019.
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- Kat Borlongan aux côtés d’Emmanuel Macron, lorsqu’elle était directrice de la Mission French Tech. (François Tancre)
Publié par Florent Vairet le 15 juillet 2021 dans https://www.lesechos.fr/
Pour en savoir plus :
Le 27 novembre 2013 Fleur Pellerin annonce la création de La French Tech, label de mobilisation et promotion des écosystèmes numériques français
David Monteau quitte la French Tech fin décembre 2017 : "Nous n’avons pas créé un gros machin public, mais un écosystème"
M. Majoubi : Le 05 mars 2018, « La question de l’écosystème de la French Tech n’est plus son éclosion, mais son envol »
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