Kat Borlongan est une spécialiste de l’innovation ouverte et de l’écosystème numérique international.
Après des débuts à Reporters sans frontières et à l’ONU, elle cofonde l’agence digitale Five by Five en 2013, et fait partie du premier comité d’experts d’Etalab, spécialisé dans l’innovation ouverte. Kat Borlongan a été mentor dans des accélérateurs de Google, Numa, Techstars Paris et Startup Bootcamp. Diplômée de Sciences Po Bordeaux et de McGill University, l’entrepreneuse trentenaire est née aux Philippines, et a dirigé l’équipe de développeurs volontaires avec la présidence des Philippines à la suite du typhon Yolanda.
En mai 2018, elle devient directrice de la mission French Tech, le bras armé de l’État qui veut promouvoir l’écosystème de start-up françaises. Son dernier projet ? French Tech Tremplin, qui consiste à accompagner dans leur projet de start-up des personnes étrangères à la culture de la tech. Même si, pour cela, il faudra casser les codes, de rencontres comme de réseaux. Interview
Le Point : Pourquoi, alors que les femmes ont joué un rôle primordial dans les débuts de l’informatique, et que cette discipline donne normalement sa chance à chacun, n’y a-t-il pas plus de diversité dans le secteur technologique ?
Kat Borlongan : La tech, c’est avant tout une affaire humaine, il n’est donc pas étonnant qu’on y trouve les mêmes faiblesses que partout ailleurs. Ces faiblesses, elles existent à tous les niveaux : d’abord, il y a l’empreinte culturelle et les stéréotypes de genre. Avant même que les petites filles aient entendu parler de start-up, elles sont conditionnées par l’idée que les mathématiques, les sciences, la technologie, tout ça, c’est fait pour les garçons. Cela se retrouve des années plus tard, à l’université, dans la faible part de femmes qui optent pour des cursus scientifiques. Les femmes sont également victimes d’une certaine culture de la perfection, cette autolimitation qui fait qu’elles renonceront plus facilement à un job dans la tech si elles ne s’estiment pas qualifiées à 100 %, là où les hommes auront tendance à postuler à partir du moment où ils estiment avoir au moins la moitié des compétences requises. Ça explique sans doute pourquoi elles occupent aujourd’hui moins d’un quart des postes d’ingénieurs dans les entreprises de la tech.
Mais les difficultés ne s’arrêtent pas une fois qu’elles ont réussi à entrer dans cet univers. Le sexisme du milieu est une réalité dont beaucoup de femmes (et j’en connais tellement !) ont eu à souffrir. Il faut bien sûr en finir avec la « culture bro » (la culture de mecs) personnifiée par Travis Kalanick, le fondateur d’Uber, une entreprise qui s’est « distinguée » par ses pratiques discriminantes envers ses employées. Je parle de tout un tas de micro-agressions qu’elles doivent subir au quotidien. Des attitudes et des remarques qui les font se sentir inférieures, pas à la hauteur ou pas à leur place, notamment quand il s’agit de demander une promotion, de lever des fonds auprès d’investisseurs ou de pitcher des clients. Le pire, c’est cette espèce de déni qui règne à tous les étages. L’idée que les femmes ne sont pas au niveau est tellement enracinée dans l’esprit de certains décideurs qu’ils ne s’en rendent même pas compte !
Le rôle joué dans la famille n’aide pas...
Kat Borlongan : Oui, bien sûr, il y a le sujet auquel les femmes sont confrontées en permanence : le fait qu’elles sont traditionnellement assignées à l’éducation des enfants. Ce frein à un nombre incalculable de carrières s’est à nouveau manifesté pendant la crise du Covid, période où beaucoup d’entre elles ont dû jongler entre le travail et l’école à la maison.
Comment s’y prendre donc concrètement ?
Kat Borlongan : J’aimerais avoir la solution à un problème dont vous voyez bien le caractère structurel, profondément ancré. La première étape consiste à reconnaître la réalité et les causes du problème, et à ce titre, je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de les évoquer à nouveau. Comme c’est un problème global, en partie lié à des comportements, je dirais qu’il est de la responsabilité de chacun de s’en saisir. En tant que manager, recruteur, investisseur, régulateur, éducateur ou parent, si vous prenez conscience du phénomène et que vous remettez en question votre attitude, ce sera déjà un grand pas de fait.
Faut-il passer par des quotas ?
Kat Borlongan : Pas nécessairement. D’ailleurs, ne comptez pas sur moi pour imposer aux autres des solutions toutes faites ! Ce que je peux vous dire en revanche, c’est ce que nous, au sein de la French Tech, avons initié pour faire avancer les choses. Un premier exemple avec French Tech Tremplin. C’est un dispositif auquel je tiens beaucoup, qui consiste à accompagner dans leur projet de start-up des personnes étrangères à la culture de la tech. J’insiste sur le mot culture, parce que l’entrepreneuriat, c’est pour une large part une affaire de codes, de rencontres, de réseaux. L’idée, c’est de donner à ces aspirants entrepreneurs pas spécialement favorisés par leurs conditions de départ les mêmes avantages auxquels ont eu droit les autres, disons les hommes qui ont grandi à Paris et fait de grandes écoles. Autre exemple : le French Tech Community Fund, qui fonctionne sur appel à projets. Favoriser l’inclusion et la diversification des profils, c’est l’une de nos trois priorités pour les années à venir, ce qui veut dire qu’on est prêts à cofinancer jusqu’à 100 000 euros des projets portés par les acteurs de l’écosystème qui œuvreront dans ce sens.
C’est aussi aux pouvoirs publics de montrer l’exemple ?
Kat Borlongan : Oui, et il y a cet engagement qu’on a pris au sein de la Mission French Tech : ne plus intervenir, ne plus nouer de partenariat, ne plus financer d’événements qui comporteraient moins de 35 % de femmes parmi leurs intervenants. Ça peut paraître anecdotique mais, croyez-moi, c’est très efficace d’un point de vue concret, en plus de l’être sur le plan symbolique ! Avec Cédric O, le secrétaire d’État chargé du Numérique, nous avons lancé un certain nombre d’initiatives et de programmes qui, je l’espère, contribueront au changement. Mais ma conviction, c’est qu’en matière de diversité, on n’imposera rien à personne. On peut orienter, inciter, corriger par la loi les injustices les plus criantes, mais je le répète, c’est une affaire dont tout le monde doit s’emparer. Le sujet est complexe. Il peut entraîner des levées de boucliers, des effets pervers, des frustrations d’un autre type, y compris chez les personnes qu’on aide à dépasser les blocages structurels.
Car l’idée est de changer les choses en profondeur…
Kat Borlongan : Oui, et si vous me permettez de conclure sur une note personnelle : quand j’ai été choisie pour présider la French Tech, il y a maintenant deux ans, une partie des commentaires s’est focalisée sur mon profil : femme, jeune, née à l’étranger. J’ai parfois eu le sentiment d’être réduite à cette seule dimension, alors que le champ d’action de la French Tech est bien plus vaste. Mais j’ai fini par adopter une position équilibrée sur le sujet. Je l’ai fait en voyant qu’au-delà de mon cas personnel, les choses n’avançaient pas, ou qu’elles avançaient trop peu ou trop lentement. Donc, si je peux contribuer à porter un message depuis ma petite fenêtre, j’accepte volontiers le rôle d’exemple.
Publié par Guillaume Grallet le 22 octobre 2020 sur https://www.lepoint.fr/
Pour en savoir plus :
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