En octobre 2019, la société de conseil Frost & Sullivan a publié le rapport « Global Health Outlook 2020 ». Cette étude prospective dessine un avenir enthousiasmant pour les acteurs de la e-santé, avec un marché en pleine expansion. Sa valeur, au niveau mondial, est estimée à 234,5 milliards de dollars à l’horizon 2023.
Jérôme Leleu, Président de Interaction Healthcare, accompagne les acteurs de la santé dans leur transformation numérique, au sein de la startup SimforHealth, qu’il a fondée en 2016. Il apporte son éclairage sur les tendances évoquées dans le rapport et détaille les enjeux spécifiques au marché français.
Entre 2019 et 2023, le rapport Global Health Outlook 2020 prévoit une hausse de 160 % de la valeur du marché mondial de la e-santé. Comment expliquer une telle croissance ?
Jérôme Leleu. - Plusieurs facteurs expliquent cette forte accélération de la croissance du marché de la e-santé. Le vieillissement démographique se poursuit, accompagné par une augmentation des maladies chroniques favorisées par nos modes de vie. Surtout, le numérique, après avoir colonisé nos vies personnelles et professionnelles, fait naturellement incursion dans les usages des patients et des professionnels de santé.
Fin 2019, les ventes de l’Apple Watch ont dépassé celles de l’industrie horlogère suisse. Or, la dernière génération de cette montre connectée est capable non seulement de monitorer l’activité physique, mais aussi de réaliser un électrocardiogramme comme un véritable dispositif médical. Le monde de la tech (les GAFAM en tête) et celui de la santé se rapprochent, avec la promesse d’autonomiser le rapport des utilisateurs à leur santé. La notion d’« empowerment », toujours difficile à traduire en français, est au cœur de cette convergence : le patient, éclairé par un accès plus facile à l’information, veut être acteur de ses soins. Applications mobiles et dispositifs connectés – qui constituent les principaux ingrédients des « thérapies digitales » – permettent le suivi quotidien de maladies comme le diabète par le patient lui-même.
Le rapport Global Health Outlook 2020 pointe également les FemTechs, soit les technologies dédiées à la santé des femmes, comme un segment en forte croissance. Une autre promesse de l’Apple Watch n’est-elle pas, d’ailleurs, de pouvoir monitorer son cycle menstruel, pour « détecter irrégularités et symptômes qui enrichissent les échanges avec votre médecin » ?
La maturité du marché de la e-santé est-elle uniforme à travers le monde ?
Jérôme Leleu. - Le chiffre de 160 % de croissance doit effectivement être nuancé. Il y a de fortes disparités entre l’Europe, les États-Unis, la Chine, et l’Afrique ou encore l’Inde. Aux États-Unis, le déploiement et la massification des innovations dans le domaine médical sont facilités par la taille de la population, une culture et une langue communes. La Chine peut diffuser des usages sur l’ensemble du pays – comme dernièrement avec la reconnaissance faciale - lorsqu’elle veut moderniser un secteur comme celui de la santé.
Tandis que la course à l’innovation est désormais mondiale – en témoigne la place de plus en plus importante occupée par la santé au CES de Las Vegas – l’Europe souffre de ne pas constituer un véritable marché unique, chaque pays, voire chaque région possédant ses particularités. En Afrique ou en Inde, les outils numériques ne peuvent évidemment pas pallier le manque de médecins et de matériel, mais la e-santé peut apporter des solutions, à commencer par la télémédecine.
Quelles seront les grandes tendances en matière de santé numérique dans les années à venir ?
Jérôme Leleu. - D’un point de vue technologique, on peut citer le cloud computing, l’IA, le big data et l’IoT, soit l’ensemble des moyens pour collecter et analyser de grands volumes de données, en extraire de la connaissance. De plus en plus, les données de santé collectées le seront « en vie réelle », ce qui constitue un bouleversement alors que la majorité des données étaient jusque-là recueillies lors d’essais cliniques, ou d’examens hospitaliers. L’exploitation croissante des données, dont le volume serait multiplié par 10 en 5 ans d’après le rapport de Frost & Sullivan, implique des besoins renforcés en cybersécurité, et la définition d’une gouvernance des données par les acteurs s’appuyant sur une réflexion éthique, ce qu’encourage le RGPD. Les applications les plus prometteuses de ces technologies concernent aujourd’hui le diagnostic assisté, le télémonitoring, la digitalisation des essais cliniques, la recherche de nouvelles thérapies et leur personnalisation. Avec la technique du « jumeau numérique », on commence à pouvoir prédire la réponse d’un patient à un traitement !
es « thérapies digitales », qu’on prescrira demain sur ordonnance, avec des applications capables de délivrer des conseils pour améliorer son hygiène de vie en fonction de sa pathologie, d’optimiser l’observance et le dosage des traitements médicamenteux, et d’enrichir le suivi au profit des médecins, sont promises à un bel avenir. J’ajouterais à cela le potentiel de la réalité virtuelle, que nous exploitons notamment chez SimforHealth pour former les professionnels de santé en reproduisant virtuellement leur univers de travail. Nous avons déjà formé plus de 50 000 professionnels de santé (Infirmières, médecins, …) à travers le monde via notre plateforme MedicActiV. Le dernier projet à date est une formation pour les oncologues sur le thème de l’empathie lors de l’annonce à une patiente d’un diagnostic de cancer du sein.
Une dernière tendance doit être considérée par les acteurs de la santé, qui figure dans le « Top 8 Predictions That Will Disrupt Healthcare in 2020 » de Forbes : la « retailisation » de l’industrie de la santé. Autrement dit, le fait que les patients/consommateurs exigent, vis-à-vis des produits et services de santé, une expérience d’achat similaire à celle du commerce de détail. Amazon et Alibaba, les deux poids lourds du e-commerce, commencent d’ailleurs à se positionner sur le marché de la santé1. On peut songer à la cyberpharmacie, avec livraison de médicaments à domicile – et même la livraison d’organes par drone, expérimentée pour la première fois en 2019 aux États-Unis. Ou encore le succès des tests autoadministrés, au premier rang desquels figurent les tests ADN – une pratique illégale en France. Plus prosaïquement, il s’agit aussi pour les consommateurs de comparer plus facilement les prix et les avis sur les traitements et dispositifs médicaux.
Le rapport indique que les technologies d’IA arriveront à maturité dans le secteur de la santé d’ici à 2030. Qu’en pensez-vous ?
Jérôme Leleu. - Au-delà de la maturité technique, il me semble que l’on commence à dépasser les craintes engendrées par l’IA dans le domaine de la santé, notamment la déshumanisation des soins tant redoutée. Jusqu’ici, le recours à l’IA s’est développé dans le dépistage basé sur l’imagerie médicale ou l’élaboration de candidats-médicaments. Les techniques d’IA deviendront l’une des technologies sous-jacentes d’un nombre toujours croissant d’innovations, lesquelles proviendront du croisement des disciplines. Les biotechnologies – un secteur dans lequel la France est en pointe – ont ainsi beaucoup à gagner en exploitant l’IA pour accélérer leurs projets. Plus globalement, on commence à apercevoir les bienfaits de l’IA et des plateformes numériques pour libérer du temps médical, simplifier la gestion administrative, aider à la décision et coordonner le parcours de soin en fluidifiant les échanges entre professionnels de santé.
On en revient alors à la définition de la e-santé ; il ne s’agit pas seulement de technologie, mais de la façon dont les innovations modifient l’organisation du système de soin pour tendre vers une meilleure efficience, au profit des patients comme des professionnels de santé. Mais ces innovations, qui arrivent le plus souvent de l’extérieur, posent de nombreux défis organisationnels...
Justement, sur quels investissements la France devrait-elle miser dans les prochaines années pour accompagner ce virage numérique ?
Jérôme Leleu. - Le savoir-faire des médecins, des chercheurs et des ingénieurs français est reconnu à l’international. La France peut s’appuyer sur un écosystème healthech particulièrement dynamique, soutenu par les acteurs historiques de la santé (industriels comme Sanofi ou mutuelles), à qui le numérique offre les moyens de repenser l’une de leurs missions essentielles, la prévention, tout en créant un lien plus étroit avec leurs clients. Cet écosystème est solide, avec de nombreux incubateurs spécialisés (Eurasanté, Paris Biotech Santé, IPEPS-ICM, …) et les investisseurs sont au rendez-vous2.
Des projets tels que le Dossier Médical Partagé (carnet de santé numérique), relancé en 2018 ou la mise en place en 2019 du Health Data Hub (plateforme publique des données de santé), qui vise à remplacer l’Institut national des données de santé, vont dans le bon sens. Toutefois, on le voit avec la télémédecine, qui bénéficie depuis peu d’un cadre légal en France permettant sa prise en charge par la sécurité sociale, mais ne connaîtrait pas encore le succès escompté, l’adoption des outils numériques nécessite de modifier les habitudes des patients comme des professionnels de santé, de lever des réticences.
La e-santé ne fait pas encore partie de la formation initiale des médecins. Il reste de la pédagogie à faire sur l’intérêt de ces dispositifs, et il faut apporter la preuve de leur plus-value pour le patient comme pour le système de santé.
Le savoir-faire des médecins, des chercheurs et des ingénieurs français est reconnu à l’international. La France peut s’appuyer sur un écosystème healthech particulièrement dynamique, soutenu par les acteurs historiques de la santé, industriels comme Sanofi ou mutuelles, à qui le numérique offre les moyens de repenser l’une de leurs missions essentielles, la prévention, tout en créant un lien plus étroit avec leurs clients. Jérôme Leleu, CEO d’Interaction Healthcare
Dans ce contexte, le plan « Ma santé 2022 » annoncé par le Président de la République en septembre 2018 est structurant. Il expose une vision stratégique, affirme la conviction que la e-santé est l’un des piliers de la médecine de demain et comporte une enveloppe budgétaire plus que nécessaire pour moderniser les infrastructures des établissements de santé, à commencer par leurs parcs informatiques. La e-santé, représente aujourd’hui un investissement, qui produira des résultats demain : meilleure qualité des soins et efficacité économique.
Enfin, le développement de la santé numérique en France passe par l’évolution du cadre législatif, qui doit concilier le principe de précaution et le principe d’innovation, lequel repose bien souvent sur le « test and learn » du monde des startups. À la différence de secteurs comme les transports ou l’hôtellerie, que des acteurs comme Uber ou Airbnb ont « disrupté » en quelques années avant d’être rattrapés par la législation, le secteur de la santé est strictement régulé en amont. D’où une plus grande inertie face à la révolution numérique, un temps incompressible entre le surgissement d’une idée et son industrialisation, qui peut parfois paraître long aux patients pour qui la e-santé soulève de grands espoirs.
« Global Health Outlook 2020 » : un avenir rempli d’opportunités pour les acteurs de la santé numérique
Le cabinet de consulting Frost & Sullivan estime à 234,5 milliards de dollars la valeur du marché mondial de la e-santé d’ici 2023, soit une hausse de +160% par rapport à 2019. Alors que la population vieillit, les nouvelles technologies – notamment les objets connectés de santé et les outils d’analyse de données basés sur l’IA – offrent des solutions pour améliorer le diagnostic et la prise en charge d’un nombre croissant de maladies chroniques, et même la recherche de nouveaux traitements. Cette digitalisation de la pratique médicale s’accélère, encouragée par de récentes évolutions réglementaires comme le remboursement d’actes réalisés à distance. Pour Frost & Sullivan, les 3 à 5 prochaines années seront décisives pour les acteurs de la santé. La course à l’innovation est désormais mondiale, soutenue par des investissements massifs (en particulier aux États-Unis et en Chine). Pour conserver leur position, les acteurs de la santé devront épouser ce virage technologique. Et considérer le numérique comme un relais de croissance incontournable.
Références
1.- https://www.frenchweb.fr/comment-alibaba-se-positionne-sur-le-marche-de-le-sante/326035 et https://techcrunch.com/2019/09/24/amazon-care-healthcare-service/
2.- Panorama France HealthTech 2018 : http://www.france-biotech.fr/wp-content/uploads/2018/12/Pano2018BATweb-1.pdf
Publié par Jérôme Leleu le 06 janvier 2020 sur https://www.sanofi.fr/
webconférence de Interaction Healthcare le 28 janvier 2020
Les thématiques abordées dans cet article seront également développées lors de la webconférence de Interaction Healthcare le 28 janvier 2020 sur « les grandes tendances de la e-santé en 2020 »
Depuis plus de 12 ans, les équipes de Interaction Healthcare imaginent et conçoivent les solutions et applications e-santé en analysant et intégrant les avancées technologiques qui nous entourent.
Le CES de Las Vegas est devenu le rendez-vous mondial incontournable des innovations technologiques qui modifieront notre quotidien avec une place toujours plus importante donnée à la « Digital Health ».
Pour être au plus près des dernières tendances de cette nouvelle décennie, nous vous invitons pour la 4ème année consécutive à découvrir « les grandes tendances de la e-santé en 2020 » et les impacts pour les acteurs de la santé (patients, laboratoires pharmaceutiques, acteurs du dispositif médical , …)
Pour en savoir plus :
A la rencontre de Jérôme Leleu, président Interaction Healthcare
Réunion du réseau thématique Health Tech le 05 septembre 2018
E-santé : les grandes tendances d’un marché en pleine expansion en janvier 2020
Covid-19 : SimforHealth reçoit le soutien de Mylan et Pfizer pour le déploiement d’un simulateur numérique de formation le 2 juillet 2020